Du fantastique au poétique dans l’œuvre romanesque de Georges Thinès – Préface

Kokkinidis Dimosthenis (1929 – 2020) Contrast, 1980

« Au fond, je crois que l’écrivain joue. Mais non dans le sens où il se retire dans le gratuit. Il joue sérieusement, comme l’enfant. Parce que, qu’on le veuille ou non, ce que les écrivains profèrent, c’est le mot d’un jeu qui consiste à provoquer le monde. Je crois qu’écrire est la chose la plus sérieuse qui soit. » Georges Thinès

D’une force de suggestion extraordinaire, l’écriture poétique de Georges Thinès mène sans cesse à la lisière du fantastique. De fait, des éléments parfois indistincts instaurent une confusion des registres. Retour la terre natale, limites mal définies entre passé et présent sciemment transgressées, véritable « état de Grâce’ , riche en imprévus, redessinent le visage du monde. Georges Jacques met l’accent sur la guerre qui joue un rôle significatif dans trois romans Les Effigies, Le Tramway des Officiers et Les Vacances de Rocroi. Au sens héraclitéen, la guerre ou le polemos semble augurer une possible transformation, faisant advenir « du nouveau » au terme de la quête ontologique et du secret de l’Anabase. La symbolique de la borne, de la frontière et la teneur des réminiscences ne sont pas sans évoquer l’influence de Julien Gracq, d’André Dhôtel, d’Alain Fournier et celle — non moins négligeable — des romantiques allemands. Se déploie alors une vision poétique universelle. Et d’ajouter qu’elle engendre paradoxalement l’exaltation, la communion, voire la jouissance poétique. La Grâce s’impose à plus forte raison : elle est la preuve humaine de la liberté qui accède à la visibilité.

A la fois poète, romancier, essayiste, fervent musicien, l’écrivain invite inlassablement le lecteur à une constante entreprise de déchiffrement des signes provoquant tour à tour le dépaysement intérieur et l’ordre des choses. Tel est l’objet de l’analyse de Michel Bouvier qui cherche à percer l’énigme du roman Le Tramway des Officiers présenté comme un jeu savant sur la foudre et le coup de foudre. Le diptyque devient en fin de compte le creuset d’une inévitable remise en question de l’acte d’écrire. D’autant plus que romans, récits poétiques, nouvelles et poèmes mettent en scène êtres, événements, lieux clairsemés, pénétrés de mystère. Et le fantastique de faire surgir d’étranges coexistences, Eclate l’essence enchantée du monde. Dans Les Effigies, les persistants souvenirs de l’enfance et de la disparition du père conduisent en réalité au renouvellement de l’Anabase. A la tragique épopée militaire de Xénophon en Asie Mineure qui séduit immédiatement l’écolier se substitue l’évidence d’une aventure personnelle, morale et intellectuelle, miroir de la vérité humaine. Jean-Luc Wauthier évoque le glissement discret d’une enfance  émerveillée la poétique de l’Anabase dont Georges Thinès réinvente pertinemment l’action, inscription périlleuse des origines perpétuée par la mémoire. L’influence d’ Ulysses de James Joyce transparaît en palimpseste dans cette prose proche de la poésie où l’on raconte sans se préoccuper de l’intrigue. Autant dire que cette vaste parabole conduit, dans une perspective très nervalienne, à vaincre le temps à rebours. L’écriture permet successivement d’échapper à la finitude, de porter un regard critique sur l’intérêt du savoir pour traduire, finalement, le constat d’un manque. Mais il s’agit toujours, insiste fréquemment Georges Thinès, de regarder avec bonheur cette « figure de l’absence » afin d’en préserver la relation. Ingénieur des Mines, son père l’a transporté dans ce monde démiurgique. Mais la fascination exercée par les schistes ou les fossiles appelle une expression poétique, tentative émouvante de cerner l’inexplicable, non de le disséquer. Aussi n’y a-t-il pas tant juxtaposition que fusion des temps vécus. Quoi qu’il en soit, ‘i se lire » revient à déployer délibérément l’imaginaire, non à le figer. Force est de constater que Georges Thinès insiste à maintes reprises sur les conditions de la vraie rencontre, concours des consciences. Transparaissent, à chaque fois, les fondements de sa démarche romanesque qui ne font pas tant seulement référence l’origine, celle de la jeunesse, qu’à sa conjuration, voire à sa transfiguration, véritable anéantissement baptismal. Roger Foulon montre, dans quelle mesure, le cinquième roman Les Vacances de Rocroi reconstitue pendant l’été 1941 le récit d’une initiation sentimentale d’un lycéen de Bruxelles, tout juste sorti de rhétorique. Le héros, Georges, se voit accompagné d’un double, ange androgyne lui-même capable de se dédoubler en bon ange ou, au contraire, en ange exterminateur. Cet éclairage particulier donne davantage de relief à la confrontation redoutable de l’amour et de la mort. Le perpétuel n’est qu’illusion. La littérature se veut malgré tout prospective : il n’existe guère de tragique de la répétition. Aux yeux de l’écrivain, l’Enfance reste l’Age métaphysique — l’enfant étant en contact avec l’essentiel même s’il lui faut subir l’inévitable apprentissage social.

De surcroît, espace d’exploration de soi, la méditation sur la signification de l’existence est invariablement soutenue par une vision mythique du monde. De l’avis de Valérie Catelain, dans le récit intitulé La Leçon interrompue, Georges Thinès représente le jeune homme qu’il était à dix-sept ans, dans le Bruxelles de 1941. Le narrateur est amené à se libérer d’une réalité médiocre et pernicieuse. A la quête amoureuse se superpose une quête de l’Absolu prenant appui sur des valeurs élevées. Se distingue une géographie de l’âme habitée en substance par le mythe de Diotime. Il est vrai que la révélation de la musique est fondamentale, conjonction d’une conscience et d’une Présence. Le texte poétique se veut simultanément un hommage rendu au Maître. Le ravissement suscité par l’expression musicale dévoile en partie le « chant de l’âme », favorisant la « sortie de soi » vers un « au-delà de la mort », le monde reconquiert sa pleine magnificence. Par conséquent la prose et la poésie réalisent insensiblement une symbiose incomparable. S’affirme la pérennité non seulement des racines mais de l’identité, forte de la continuité du monde. Selon Rose-Marie François, Georges Thinès manifeste son originalité dans Le Désert d’Alum Faisant se rejoindre les caractéristiques du Bildungsroman et du conte, le texte pose, entre autres, le rapport entre Eros et Thanatos. Qui plus est, l’écriture tente de résoudre les conflits intérieurs du moi. Elle renouvelle le désir d’être heureux, sentiment de réalité absolue fortement hérité de l’évocation de l’enfance qui recèle en sa profondeur une ambiguïté. Des divisions apparemment irrémédiables mais également des correspondances souterraines ressortent en particulier de ce regard poétique sur l’humanité d’où procède une conception plus nette du poétique. Le Mur de l’Empire est le titre d’une nouvelle parue en 1999. Ce mur est déjà présent dans Le Tramway des Officiers. André Doms s’interroge avant tout sur sa symbolique : barrière dressée entre l’homme et lui-même, mur de la peur de soi, ou encore obstacle de l’autre et du monde, comme l’illustre la philosophie bouddhiste. Il importe de restaurer « l’humain en l’homme ». Talent, culture, imagination, souplesse intellectuelle s’associent pour débusquer des liens inattendus que l’événement insuffle dans l’âme. Temps forts, intensité des silences habités, prégnance en soi, la Parole poétique paraît pouvoir abattre ce mur établissant des affinités secrètes, s’interposant pour plonger dans le tout Autre, dimension inconnue de l’existence.

Au fond, Georges Thinès est fasciné par le mythe de Faust— thème majeur de son œuvre — dont il reconsidère la portée. Renouant avec la source du mythe, le Faustbuch de 1587, il y décèle une interprétation philosophique bien différente de la conception traditionnelle mettant en valeur l’importance du pacte censé garantir la maîtrise du monde à l’aventurier de la connaissance. Jacques De Decker démoncre que comptent principalement la conscience moderne se voulant autonome, le temps vécu contre la prophétie et l’intérêt de la conscience créatrice La Dialectique du Temps (Georges Thinès est l’auteur de l’ouvrage intitulé Le Mythe de Faust et La Dialectique du Temps) organise de la sorte cette histoire d’une vérité universelle dont on tire un enseignement. Il importe d’éviter la destruction de la conscience et la négation du temps. Dédié à Marcel Thiry qui s’y est également intéressé, l’essai Théorèmespour un Faust définit clairement des jalons fondamentaux tels que la penSée nourrie de l’imagination tant scientifique que poétique, ou encore l’idée que la poésie provoque la réflexion. Surtout, faisant abstraction de la pensée théologique, la vision poétique universelle restitue le drame de l’homme moderne occidental, exigeant, se complaisant dans une illusion de puissance et oubliant l’apport crucial de la création.

On le voit, faisant se rejoindre méditation poétique et spéculation scientifique, l’œuvre thinésienne ménage de curieux bouleversements. Mais son ampleur et sa diversité n’en témoignent pas moins d’un espace unique d’interrogation. La perception du réel se voit ouverte à maintes extrapolations. Libérée, l’imagination répercute les grands symboles et les mythes propres à évoquer les questions qui nous dépassent. Toujours est-il que Georges Thinès s’adresse davantage au lecteur sensible aux mystères métaphysiques qu’aux réalités trop étroitement romanesques. L’exploration de la vie y demeure une heureuse expectative, joie de l’attente gidienne, dans « l’incertitude de l’interrègne ». Sa Parole, éprouvée par la dissonance, reste assurée et s’étend en accords solennels esquissant une rare symbiose entre l’art d’écrire et l’inépuisable goût de la connaissance, répondant à l’infinie richesse des sollicitations…

Valérie Catelain