L’expérience de l’altérité

Article de Valérie CATELAIN « Les Voies de la reconnaissance dans l’Autre de Julien Green »

Actes du Colloque Julien Green, Visages de l’altérité, Paris, l’Harmattan, 2006, pp.11-29.

« Le plus grand explorateur sur cette terre ne fait pas d’aussi longs voyages que celui qui descend au fond de son cœur et se penche sur les abîmes où la face de Dieu se mire parmi les étoiles. » note Julien Green dans son Journal daté du 20 mai 1942. Et de fait, la quête du héros greenien est d’abord une expérience existentielle. La transformation du regard et de l’être s’opère au cours d’un voyage initiatique qui octroie alors sa pleine signification à la quête ontologique, encouragée par la présence d’intercesseurs placés sur le chemin suivi. Au demeurant, nous montrerons que le récit présente une analogie de structure et de symboles avec les pratiques initiatiques. On y distingue les étapes caractéristiques du scénario initiatique étudiées par Simone Vierne.1 Le protagoniste rompt avec le milieu profane et se purifie . Il entreprend un combat avec lui-même, vainc de redoutables épreuves. La  » mort initiatique  » débouche sur une nouvelle naissance. Les composantes du rêve, notamment, jaillissent lors du regressus ad uterum ou du voyage au ciel ou aux enfers précédant la renaissance. L’initiation est par là-même un recommencement : l’être en finit avec  » le vieil homme qu’il était  » pour redevenir l’éternel enfant qu’il n’a, en vérité, jamais cessé d’être. De surcroît, le titre plutôt énigmatique du roman, précisément intitulé l’Autre,2 qui a donné lieu à maintes interprétations de la part des critiques, souligne le rôle déterminant joué par autrui dans l’évolution du personnage, particulièrement dans le domaine spirituel. Dans une perspective hégélienne, mettre en évidence les enjeux et les effets de la rencontre avec autrui se révèle fondamental.

L’un e(s)t L’autre

 

L’errance prend la plupart du temps l’aspect d’une fuite de l’être révolté, niant d’abord l’espace intersubjectif mais s’apparente finalement à une quête qui force l’admiration. Appréhendant la réalité à bras-le-corps, le personnage greenien en discerne peu à peu la finalité essentielle. Cependant, le passage d’un plan à l’autre ne va pas de soi puisque chacun épouse ce qui est à sa portée. Tout dépend incontestablement de la qualité des aspirations profondes et du degré d’évolution spirituelle. C’est dire aussi que le personnage doit se préparer soigneusement, faute de quoi l’initiation risque de ne pas aboutir. L’être se construit dans la ressemblance et dans la différence qu’il entretient par rapport à autrui. En ce sens, il subit des épreuves capitales. Le passé personnel représente pour Karin un fardeau bien trop lourd dont il importe de se décharger pour grandir. L’être se circonscrit : l’espace clos et restreint où s’isole le protagoniste correspond, toutes proportions gardées, aux lieux souterrains – grottes ou cavernes – dans lesquels le héros affronte l’épreuve de la terre. La jeune femme ne supporte plus la vue de sa chambre ; son mode d’existence antérieur lui est résolument étranger. « Par un caprice de mon imagination, je pensai à ma chambre, je me revis dans cet enfer. Enfer, les rideaux pimpants, le tapis bleu, le lit, l’affreuse petite cuisine où je faisais cuire ma côtelette. [. . . ] Je ne voulais plus souffrir, ni rentrer chez moi. »3 Les termes dépréciatifs ainsi que l’image de l’enfer illustrent ce désir d’être vrai et le refus tout à la fois de la médiocrité et de la petitesse . Les discours réitérés de la jeune femme mettent en relief la persévérance de l’être. Quoi qu’il en soit, la vérité de l’être persiste et s’affirme de façon péremptoire. D’un autre côté, l’assouvissement d’un plaisir sans retenue ne satisfait plus entièrement Roger . Il est vrai que celui-ci découvre simultanément la ténacité de son amour pour Karin « ( Je) me fis couler un bain et me plongeai dans l’eau chaude comme pour laver mon corps de toutes les caresses qu’il avait reçues . [ . . . ] J’aurais voulu faire disparaître ainsi trois pains de savon dans cette fureur purificatrice dont le sens ne m’apparut que longtemps après . »4 Roger remet en question les fondements de son attitude à l’égard de Karin . Dans son journal, le narrateur paraît conscient des deux obstacles à surmonter pour la séduire et s’engager très fermement sur la voie initiatique : «  la religion et la peur des hommes. J’abattrai ces deux obstacles. »5 En conséquence, le but avoué du voyage se dessine en filigrane.

C’est dire à quel point les dispositions psychologiques semblent déterminantes. Communiquer n’est guère aisé : Karin et Roger sont trop marqués par l’âpreté de leurs blessures. Tenus pourtant de s’arracher à une époque révolue, ils « meurent à l’enfance » c’est-à-dire, dans cette optique, à l’irresponsabilité et à l’ignorance. Ils reconsidèrent les catégories de la mort et de la vie afin qu’elles s’édifient dans un ensemble plus cohérent. L’altérité révèle le gouffre vers lequel glisse insensiblement l’être aux prises avec une réalité sourdement dissolue. Karin parvient difficilement à se dégager du traumatisme causé par l’absence de ses parents. Si le premier mensonge proféré à Roger est sciemment rectifié, la crainte de basculer dans la folie, à l’exemple de sa mère, resurgit constamment. La jeune femme craint tout autant de subir un sort identique à celui de son père. La conversation téléphonique avec le prêtre évoque une détresse incommensurable. « On a enfermé ma mère »6 La brièveté de la phrase traduit la violence de cette condamnation sans appel ainsi que l’horreur poignante qui hante la conscience. De là, le recours ordinaire au mensonge et à l’affabulation. Karin invente de toutes pièces une existence « autre », se crée des parents imaginaires. «  Mon père était diplomate, dit-elle en descendant avec moi les marches pour faire le tour de la maison. . . Lui et ma mère recevaient beaucoup de monde [ . . . ] »7 On est frappé par l’insistance avec laquelle Karin corrige voire rectifie le réel étouffant et oppressant. L’appropriation de cet espace fictif suggère en contrepoint la teneur de l’ensemble des obsessions et des réticences de celui qui se sent incompris. C’est à ce prix que l’intégrité de son être lui est restituée.

De surcroît, le regard se détache avec peine du réel tant les barrières sociales sont épaisses et opaques. C’est encore Karin qui déplore la reproduction des habitudes qui tournent aux manies. Ce faisant, cela l’intégrerait à une réalité grâce à laquelle perdurerait une structure sociale solide, organisation stérile et desséchante certes, confortable toutefois, et infiniment plus sécurisante. La narratrice en dresse le constat plutôt amer et assez décevant. « Je changeais, mais ce décor qui me parut celui même de l’ennui et de l’échec ne changeait pas. Il me racontait ma vie, ma vie ratée. Je ne voulais plus d’elle, comme je ne voulais plus de moi . Ces mots ont-ils un sens ? »8 . La valeur de la conversion est incontestable mais Karin s’interroge sur la possibilité de la transmettre avec exactitude, par le pouvoir des mots, sans en altérer la substance. Les répétitions, éminemment révélatrices, insistent sur la portée de cette prise de conscience non négligeable. De toute façon, le personnage greenien refuse de dissimuler un moi défectueux guetté par le vide comme il n’est pas plus question pour lui d’accroître sa dépendance. C’est dans cette perspective que Karin évite de réduire le champ de sa propre existence et rejette clairement la proposition de mariage d’Emil, le neveu de la boulangère. Au fond, les blessures de l’être sont le reflet d’une cicatrice de l’âme.

Force est de constater que les difficultés du voyage initiatique sont nombreuses et tiennent par – dessus tout aux rapports tumultueux avec autrui et avec l’immédiateté du monde. C’est en ce sens que parle le corps. Le corps est le monde. La transgression procède de l’amplitude de la révolte originelle fomentée. Or, non seulement le corps exerce une véritable tyrannie mais il contribue à la construction du je, fût-ce au prix d’un jeu assez paradoxal. S’épancher sur la majesté du corps, c’est approcher peu à peu d’un mystère qui , curieusement, détourne également le protagoniste de son projet initial d’évolution. Pour Roger, enthousiaste, « la beauté humaine triomphait à chaque coin de rue »9. Qui plus est , la beauté apparaît l’objet d’un véritable culte . Nombre de jeunes femmes sont fort belles. Tel est le cas d’ Ilse au «  visage d’ange » qui ravit subitement Roger qui la contemple «  à contre-jour », à la dérobée…10 . A l’exemple de Roger, Karin est éblouie par la magnificence du corps dans sa nudité.   « (J)’étais mieux nue qu’habillée. Sur la plage de Klampenborg, je n’aurais eu de comparaison à craindre avec personne.  » 11. Pourtant, morcelé par l’acuité du regard, le corps est célébré dans son énergie souveraine. Celui-ci se voit régulièrement exhibé et érotisé. Le regard de Roger est infléchi par les arabesques tracées dans l’enveloppe céleste par la « chair ambrée » des acrobates de Tivoli12, par le corps «  lisse et ambré » de la prostituée «  qui luisait »13 , par la sensualité de celui des « belles filles » de la plage de Klampenborg «  qui riaient et se doraient au soleil avec des garçons non moins insouciants . »14 . Roger croit investir l’absolu en exaltant inlassablement la félicité païenne du corps. Seule compte la beauté incarnée par Dionysos, dieu de l’ivresse , du gouffre , de la nuit . C’est grâce au triomphe de la « grande raison » _ celle du corps selon l’expression de Nietzsche15 _ que s’esquisse imperceptiblement le crépuscule du monde . Cette obsession se substitue parfois à la vie intérieure, morale et sentimentale. Le déchirement de l’âme et du corps s’accroît désormais. Karin admet cette tension douloureuse. « Moi-même, je trouve un certain plaisir à traiter par l’ironie cette tyrannie des sens qui s’étend jusqu’au coeur et à son infini besoin de tendresse [ . . . ] mais il est des heures où l’on est presque tout sexe . Je me rends compte de ce que cet état peut avoir de monstrueux. »16. Occupant une position schizoïde, le protagoniste a le sentiment d’un dédoublement qui l’écarte de sa voie, dans les chemins sinueux du labyrinthe. Les réactions inquiétantes des personnages peuvent s’expliquer ainsi. Roger est stupéfait de trouver Karin à Tivoli. Son commentaire rapporte sa surprise : «  Cela lui ressemblait si peu d’être là, dans cette sorte de lupanar en plein air ! » 17 L’être se sent malmené, en désaccord avec lui-même. La quête éperdue de l’amour ou le corps-à-corps réfléchissent, en fin de compte, pour reprendre une expression bien connue, « l’intranquillité de l’âme ».18

L’Autre et la dépossession de soi

Des rites d’entrée orchestrent  » la mort initiatique  » de celui qui est décidé à revivre. En conflit avec la conscience d’autrui, l’être effectue une singulière descente aux enfers, créant une relation asymétrique. Il lui faut affronter l’épreuve majeure de la peur afin de s’ouvrir à un nouveau plan de l’existence, conditionné par la révélation presque simultanée de la sexualité, de la mort et du sacré. La construction pyramidale du journal intime de Roger retrace, par intermittence, la montée du sentiment de peur jusqu’à son paroxysme. La menace de la guerre est omniprésente. Roger craint d’être mobilisé19 et Karin le supplie de demeurer auprès d’elle. Radio 20, titres des journaux 21 ,tour du Berlingske Tidende 22,tout concourt à marquer son désarroi face à la brutalité de cet événement qui sépare les amants, signifiée par l’interruption soudaine de la rédaction du journal de Roger . « Nous nous quittâmes cependant, le lendemain du jour où les Soviets signèrent leur pacte avec Hitler. » 23 Les symptômes du corps noué se multiplient. Dans le salon de Melle Ott, Roger a « l’impression d’être un animal pris par une patte dans les mâchoires d’un piège. »24 L’image du piège est d’ailleurs récurrente dans l’œuvre. Nonobstant, à chaque fois, Roger analyse les raisons de cette phobie apparemment irraisonnée . « Et d’abord, pourquoi me trouvais-je au Danemark, sinon pour fuir, déjà ? Sans doute, il y avait l’attrait de la chair, il y avait la multitude de têtes blondes, mais comme le désir cadrait bien avec une horreur viscérale de la mort ! » 25 La répétition réfute tout argument de mauvaise foi : l’être se sent cerné de toutes parts par la mort. La plupart du temps, le personnage est entraîné dans une sorte de vertige, et le corps, fissuré, cache mal l’emprise de l’émotion. Le vertige saisit Karin, à maintes reprises, par exemple lorsqu’elle se sent trahie et appelle la mort de tous ses vœux.26 . La fuite devant l’obstacle n’est autre que le signe d’un écrasement devant l’urgence du monde. L’entrée fascinante et inquiétante dans le  » domaine de la mort  » s’annonce de la sorte. Au cours de ces crises violentes, les êtres rencontrés ne font alors que renvoyer les personnages à eux-mêmes, précipitant leur prise de conscience mais déclenchant également en eux une panique démesurée.

Somme toute, les limites du moi ressortent dès que se confrontent les consciences. Non rassasié, le corps compense ses frustrations, dévorant aveuglément ce qui lui fait écran, obstacle à l’épanouissement moral. Julien Green transpose l’expérience humaine qui résulte de ce que le Psaume entend par  » l’attrait de la bagatelle ». La métaphore de la faim est omniprésente. Roger le crie sans ambages. « Une autre faim que celle du ventre me serrait les entrailles. Le vertige des sens n’est pas une vaine image. » 27 Tel un forcené, mû par l’intensité de sa convoitise, il poursuit une course éperdue dans Tivoli et finit par être satisfait . «  Il me semblait avoir encore dans mes mains et sur tout mon corps l’odeur de la chair splendide qui s’était offerte à ma gloutonnerie. » 28 Sensations olfactive, tactile et visuelle corroborent le tourment voluptueux, paralysante tristesse qui gît au fond du quotidien. De façon presque identique,, la force virile et sensuelle du jeune officier danois attire irrésistiblement Karin qui n’apparaît plus maîtresse d’elle-même. Par une série de glissements, l’auteur capte subrepticement le frémissement de l’âme, prenant possession d’elle. La scène est insérée dans le récit de Roger. «  Il me tenait la tête dans des mains de fer comme pour me dévorer le visage. A la fin, il me faisait peur. » 29 L’ogre peut apparaître comme l’image défigurée, pervertie, du père qui sert alors de repoussoir. En tous cas, il abuse de la confiance et tire profit de la fragilité . Si le » passage dans la mort » prend souvent la forme d’un retour à l’état embryonnaire _ regressus ad uterum _ le réveil du moi profond peut donc être compromis par la délectation monstrueuse du masochisme et du sadisme. La terreur des profondeurs vacille de plus en plus, aussitôt que le voyageur rejoint ses gouffres intimes. L’intercesseur est de ce fait soi-même ou une partie de soi-même. L’être éprouve en lui la prééminence d’un double qui dirige son corps, ses actes et accapare sa pensée, médusée. Il se voit d’ores et déjà paralysé, égaré dans le dédale du labyrinthe intérieur . «  Ce que je demandais . . . Brusquement, un cri s’échappa de ma poitrine, un cri dans lequel je ne reconnus pas ma voix. »30 Le trouble auditif ancre l’appréhension de l’être face à une composante insoupçonnée de sa personne. Seule l’image renvoyée par le miroir réconforte à ce moment-là Karin. «  La glace me renvoya l’image d’une jeune femme svelte et encore gracieuse »31 Le sentiment de la présence du moi reste intact . De manière similaire, Roger est saisi par le dédoublement au cours d’une crise violente au terme de laquelle il reconnaît son manque de courage. «  Je me croyais brave, je ne l’étais pas. » 32 La volonté s’engourdit, les forces s’affaiblissent. L’être perd le contact avec la réalité, errant tel un fantôme.

De surcroît, la liberté apparaît délibérément niée. Le mouvement vers l’altérité semble incertain. Trouver la voie du milieu, facteur d’équilibre et de paix, s’avère peu commode. L’image du chassé -croisé martèle régulièrement l’absence de choix, à la croisée des chemins. Désir interdit et amour inexistant se conjuguent. Le désir charnel contrarie la vie de l’âme. Celle-ci est abîmée par une intériorité où ce qui reste d’humain en ce monde est gangrené par le mal. Intercesseurs réciproques, Roger et Karin, ne progressent guère ensemble sur la voie initiatique. Roger le spécifie tout de suite. « Elle ( Karin ) aussi peut-être comptait sur la chance pour opérer ce croisement de nos chemins . Ce jeu de cache-cache usait l’âme, puisqu’il y avait l’âme. » 33 Leur première rencontre a lieu , en 1939, à Copenhague : Karin est grisée par le plaisir charnel mais Roger l’abandonne au moment de la mobilisation . Solitude, silence, immobilité sont les états du cadavre dans la sépulture. « On tirait les rideaux chez les gens qui mouraient [ . . . ]D’une certaine façon, j’étais morte . J’étais dans un autre monde. La douleur m’en faisait passer le seuil. » 34 Renonçant à la pratique religieuse, Karin se compromet avec des officiers allemands et est, pour cette raison principalement, mise en quarantaine . C’est alors que se produit la seconde confrontation. Lucide, Karin réalise « l’inutilité de cette dure épreuve » 35 Le monologue intérieur réfléchit la teneur du désespoir : Roger se donnerait simplement bonne conscience en lui demandant pardon 36 car, converti , Roger adopte, dans un premier temps, la vie monastique puis y renonce, sans pour autant souhaiter vivre auprès de la jeune femme .

Surtout, la violence transparaît dans les rapports inter – humains par des manifestations très nettes d’intolérance. Loin de comprendre que, dans le domaine religieux, la foi résulte d’un choix personnel, Roger critique tour à tour l’asservissement qu’elle engendre 37 et l’hypocrisie de beaucoup de fidèles.38 Ses convictions se situent à la limite du dogmatisme : « Je n’admettais pas qu’un être humain nourrît en lui la terreur d’un fantôme qu’il appelait Dieu » 39 L’emploi de la négation accuse la virulence de ce diagnostic impitoyable . A l’attitude intransigeante de Roger fait écho celle d’une communauté entière . Un mépris permanent s’installe. « Personne ne me surveille, mais personne ne me voit . Et c’est comme si je n’existais pas. La ville est hantée, elle a un fantôme et le fantôme, c’est moi » . 40 L’accumulation des négations, la généralisation scandent ce besoin constant d’exclusion, impassibilité du mal et froide émanation de l’intolérable. En dehors des préoccupations de l’idéologie dominante, il s’agit « d’anéantir l’humain en l’homme ». La radicalité du regard d’autrui réduit Karin au dénuement le plus extrême. Endurci, l’enfant la dédaigne et la jeune femme en a «  le cœur brisé » 41 Sur le point de sombrer dans la folie, Karin se réfugie de plus en plus dans l’univers de l’imaginaire. L’écriture lui permet de se libérer mais _ reflet probable des préoccupations du romancier _ lucide et sans illusion sur une certaine humanité, elle renonce au romanesque et à l’édification, cherchant à s’analyser avec justesse dans une démarche d’authenticité. D’un autre côté, le dessin lui donne par ailleurs le moyen malgré tout d’exister par l’art et d’être appréciée. L’ambivalence de l’intercesseur ressort, à l’évidence, par sa duplicité. En ce sens, les motivations réelles de Melle Ott au rire « faux » 42 et dont « l’insistance du regard » indispose Roger 43ne sont guère aisées à cerner . La jeune femme ne cesse de se préoccuper de Karin tout en dissuadant Roger de nouer avec elle une relation amoureuse. La personne n’est plus envisagée comme une fin mais comme un instrument. Seule importe la légalité. L’exploitation des talents de Karin est ainsi justifiée par « un excès de [. . . ] bonté dictatoriale » 44. Les traces d’humanité sont effacées et autrui n’est perçu que dans sa différence. Le monde devient « pure violence ». Roger est indigné par l’abus de pouvoir de Mr Gore à l’égard d’Ilse. 45 Le vol du saphir et le meurtre de Karin donnent l’image d’une humanité sans valeur morale . La résistance intérieure, si fragile, pèse de tout son poids. Incapables de participer à cette vie factice et violente, Karin et Roger vivent, dans une certaine mesure, en marge de la vie sociale et leur révolte les contraint à se retirer, « autre mort initiatique », afin de préparer la « renaissance » qui la féconde.

Reconnaissance et Renaissance

 

Dès lors, la reconnaissance d’autrui s’avère possible voire imminente. En ce sens, elle s’assimile à une renaissance de l’être. L’abandon s’avère paradoxalement plus que bénéfique. La Voie du Pur Amour s’éclaire insensiblement au fur et à mesure que s’établit une transmutation des valeurs. L’homme connaît des instants indicibles de bonheur et des moments de Grâce exceptionnels. Cela donne à entendre que non seulement la vérité se reçoit graduellement au fil du parcours initiatique mais que l’invisible affleure, chaque jour plus vrai. La profusion de la beauté du ciel étoilé aux infinies variations provoque un avant-goût d’éternité. L’être est attentif aux signes qu’elle recèle et qui jalonnent les méandres de son parcours. Roger en est persuadé. «  Après une journée torride, le soir fraîchissait délicieusement, et en voyant les étoiles dans le ciel je me sentis heureux. » 46 Les astres réels, astres intérieurs de l’être, n’acquièrent de sens que s’ils sont repris par la puissance de l’âme et par la transparence du cœur. La contemplation silencieuse impose un rapprochement du corps, de l’âme et de l’esprit à la faveur duquel le personnage greenien retrouve à la fois unité et totalité. A juste titre, une lumière d’une qualité particulière accueille le regard et met l’accent sur le bouleversement intérieur qui va suivre. Le symbole céleste de l’étoile en fait plus que tout un symbole de l’Esprit qui perce l’obscurité, phare projeté sur la nuit de l’inconscient. En ce sens, silence et paix s’interpénètrent, au seuil du sanctuaire de l’âme. «  Une rumeur m’arrivait du centre de la ville, mais approfondissait le silence nocturne plus qu’elle ne le troublait. Je me sentais en paix devant ce paysage qui me devenait familier. » 47 Roger connaît enfin la sérénité, enrichi par le sentiment précieux d’amour qu’il éprouve. Ce sursaut de temps, rare, se condense en moment de tendresse inouï. Le seuil du silence irradie la correspondance de l’âme avec le paysage qui l’entoure, à la fois sensuel et céleste. L’invisible acquiert davantage de réalité . Faisant irruption au cœur du silence, la musique broie le coeur de l’être et suscite des émotions pures . La joie de Karin éclate par son chant cristallin. «  J’ai la voix juste et le timbre assez agréable, mais je ne connaissais que les airs qu’on m’avait appris quand j’étais petite fille .  » 48 Limpide, le monde regagne son entière magnificence . On ne peut apprécier la musique sans donner de soi. D’une puissance spirituelle indéniable, la grandeur des chorals de Luther recrée le monde de l’invisible auquel Roger n’est pas aussi insensible qu’il le prétend. 49 L’impression fulgurante d’une sécurité délicieuse jaillit de ce poudroiement de temps dans lequel l’homme est immergé.

Le « Pays perdu » _ selon l’expression à laquelle recourt volontiers Julien Green et empruntée au Père Surin _50 peut être de nouveau reconquis. Cette vérité éclate dans la lettre de Roger annonçant son retour : il souhaite aider Karin à « retrouver le pays perdu » 51 , celui de l’enfance, l’âge métaphysique par excellence . Et, en effet, Karin incarne la simplicité de l’esprit et du cœur. Dans son journal, Roger met fréquemment l’accent sur le comportement naturel et spontané de la jeune femme. Cela le frappe dès leur première entrevue. «  Une enfant, pensai-je, tu n’es que cela. Et je dus me dominer pour ne pas la serrer dans mes bras. » 52 . Intercesseur par excellence, l’enfant favorise l’élévation spirituelle de l’adulte. La petite Johanna représente la pureté de Karin. Lorsque l’enfant lui offre une fleur et qu’elle illumine ce geste d’un sourire, Karin se sent pardonnée et prête à être vraiment aimée. « J’approchai mon visage de cette grappe de fleurs minuscules, respirant avec son parfum délicieux tout le bonheur de l’enfance. Il me sembla que je renaissais. L’humanité était moins méchante que je ne l’avais cru. » 53 La réconciliation avec elle-même est renforcée par un second geste très significatif à l’occasion de l’anniversaire de Karin. 54 La générosité de l’enfant marque la dissipation des préjugés et des idées reçues des adultes. Elle annonce les prémices d’un printemps de l’âme.

Le regard d’autrui se modifie considérablement de manière positive et constructive. Karin est reconnue par la communauté qui lui témoigne enfin le respect tant attendu. L’égale dignité de tous et la valeur infinie de la personne sont dès lors prises en compte. «  Alors ils vinrent à moi dans un élan général, les bras tendus, les yeux brillants de joie comme des gens à qui l’on pardonne, car le fait ne m’échappait pas qu’ils venaient me faire des excuses » 55 De façon identique, le regard de l’amant bouleverse l’être aimé . Telle est la teneur des propos de Karin.  « Tout a changé depuis que je t’aime. Ce n’est pas que l’univers soit différent, mais je suis quelqu’un d’autre. » 56 Roger analyse lui aussi posément la nature de ses sentiments passant de la pitié 57 à la tendresse 58. Cependant, l’œil est aussi « le miroir de l’âme ». La quête amoureuse s’insère dans une quête spirituelle, plus large, l’amour étant l’énergie spirituelle par excellence. Seul importe le regard de l’invisible.  « La splendeur du monde m’apparut. Elle m’apparut surtout dans le feuillage des tilleuls dont les branches étaient pareilles à des grappes de lumière, car il y avait un ruissellement de soleil du haut en bas de ces arbres que personne ne regardait. Je parlai en riant aux enfants que je croisai dans l’avenue. Dans leurs yeux aussi, je voyais ce rayonnement de la beauté du monde. » 59 Karin réapprend à regarder l’homme et le monde , à l’écoute de l’élémentaire . Il faut non seulement ne pas nier le sens mais lui refuser toute vertu réductrice et univoque.

La plénitude de l’Amour ennoblit la quête de l’Absolu. On le voit, l’Adversaire est ontologique, nécessaire à la Création divine. L’évolution de l’être dépend du dépassement des deux antagonismes. L’Adversaire représente l’ensemble des énergies virtuelles, mettant en jeu\je l’autre versant de soi-même. L’Adversaire s’empare de l’être qu’il dépossède de ses potentialités. Dans un premier temps, Roger et Melle Ott ont participé à cette œuvre démoniaque en privant Karin d’affection et en la livrant à la cruauté d’une humanité sans scrupules. Le mal amène à se détourner de son inconscient en se contentant de soi, dans ses catégories. Eprouver fait sortir du sommeil léthargique. Karin en fait la terrible expérience. L’appel qu’elle lance au prêtre qui la reçoit pourtant avec douceur l’atteste : « Ne comprenez-vous pas que je suis sur le point de sombrer ? J’appelle au secours, j’appelle Dieu au secours. » 60 Tourmentée, Karin cherche la tendresse de Dieu . Son besoin d’Absolu se confond avec la quête de l’amour total. Désir charnel et vie de l’âme sont liés. Dieu est présent dans la chair par l’intermédiaire d’une liberté. Le corps peut devenir spirituel. Lieu d’immanence et de transcendance, il assure à la fois l’ancrage dans le réel et l’élan vers l’altérité. Roger et Karin ont joué, en fin de compte, le rôle d’intercesseurs de manières différentes et décalées. Et Roger de conclure : « Je suis revenu par faiblesse, fit -il d’une voix qui s’exaltait, et Dieu s’est servi de ma faiblesse. Je suis venu de la part de Dieu pour te sauver Karin. C’est cela, le sens de mon voyage. » 61 Dieu est le suprême intercesseur.

La souffrance la plus extrême précipite dans le plus archaïque de l’être, source de connaissance. Lors d’une conversation téléphonique avec le prêtre, une pensée se réfugie dans la conscience, subjectivité animée par plus haut qu’elle : «  Il faut que le cœur humain se brise pour que Dieu y entre. » 62 L’être doit épouser son intériorité en faisant croître la connaissance au cœur de soi. Et l’expérience de vie se convertit en expérience de lumière. L’Esprit est la mort de la mort. La finitude se voit transfigurée. La seule présence du guide suffit pour faire grandir le personnage. Roger est relayé par le prêtre. La construction du roman en quatre parties met l’accent sur la signification sacrée de l’attente. Le prologue du roman n’est en fait que l’épilogue du récit : conférer un sens à la mort de Karin. Les journaux intimes de Roger et de Karin, déroulés au centre d’une construction en chiasme, tout en fixant sans aucun doute l’enfermement plus que redoutable des protagonistes, cèlent les fonctions masquées de l’altérité. Autrui représente avant tout le miroir de l’être et de ses aspirations profondes. Néanmoins, résonances et divergences d’appréciations sont le creuset de l’image fondatrice de l’attente magistrale. A l’attente initiale de Karin par Roger impatient répond l’attente confiante du prêtre, intercesseur de Dieu. Preuve évidente de la (re)connaissance de soi par l’autre, l’attente est également accueil grandiose de l’Autre, « l’Attente de Dieu », pour reprendre le titre de l’œuvre de Simone Veil. 63 Le rayonnement du prêtre est tel qu’il réconforte et apporte la certitude d’une présence réelle, inébranlable . « La vraie foi dérange tout » note Karin. 64 Visages croisés, paroles échangées sont les signes venant « d’Ailleurs », anticipant sur la réconciliation de l’homme avec lui-même. Le désespoir se retourne en acte de Foi. Le geste de la prière supplante la faute qui participe à la sanctification. Dieu a réuni Karin et Roger sur une voie initiatique commune. Souscrire à la divinité du Christ conduit à endosser la souffrance de son humanité. Au fil du récit, le symbole de la croix se reconstruit et surgit en particulier du rêve de Karin. «  Tout à coup je vis que c’était une croix, une croix énorme, grande exactement comme moi [. . . ] C’est sans doute le souvenir de ce mot que Roger a prononcé en me quittant [ . . . ] » 65A la verticalité de l’élan vers Dieu s’adjoint l’horizontalité du mouvement vers l’altérité, lieu de rencontre avec le Créateur . La recherche de vérité personnelle pousse le voyageur à n’envisager que les questions essentielles et à considérer la vie spirituelle comme seule digne d’intérêt. Et l’homme de découvrir qu’il meurt toujours à quelque chose d’inessentiel.

Le mouvement même du voyage initiatique reflète une élévation constante vers la lumière qui s’appuie sur le souvenir de ce qui relie intrinsèquement à l’invisible ou au sacré et peut mener vers la sainteté. Amour et respect apparaissent les valeurs fondamentales. S’il est vrai que le secret de l’être et du monde reste préservé, le « mystère a un sens « . En fait, Julien Green peint une réalité de vision attachée à l’intimité d’une conscience. La renaissance est, nous l’avons démontré, l’aboutissement des Voies de la Reconnaissance. Evoluer passe obligatoirement par l’anéantissement de la duplicité qui fait de l’homme son propre prisonnier. S’il s’accepte, il finit par se rejoindre, renouant avec le niveau le plus profond de l’être, celui de l’enfant qui ne l’a jamais quitté. L’écriture du vertige nimbe le récit et renvoie par conséquent du réel une image intérieure, à la fois plus réelle et plus vraie. La Voie initiatique construit la liberté, expression claire du pouvoir de transmuer l’existence humaine. De toute façon, l’invisible s’impose comme seul susceptible d’expliquer la présence du voyageur sur la terre et tient à la (re)connaissance d’un ordre de vérité « autre », clé de l’infini du possible, lieu inépuisable de bonheur spirituel et de joies sans limites. Julien Green ne cesse de le rappeler. « (P)our peu qu’on cède sur un point, c’est le ciel tout entier avec ses gouffres et ses millions d’astres qui se rue en nous […] On dit : Dieu nous aime. Il y a là de quoi devenir fou ; c’est même ce qui est arrivé aux premiers chrétiens, et à tous les saints. » (Journal du 23 mai 1942)

1 Simone Vierne, Rite, Roman, Initiation, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973. 2 Toutes les références de l’Autre sont extraites de l’édition Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, tome III, textes établis, présentés et annotés par Jacques Petit. 3 L’Autre, p. 913. 4 Ibidem, p. 800. 5 Ibidem, p. 792. 6 Ibidem, p. 976. 7 Ibidem, p. 795. 8 Ibidem, p.920. 9 Ibidem, p.736. 10 Ibidem, p. 754. 11 Ibidem, p. 960. 12 Ibidem, p. 720. 13 Ibidem, p. 800. 14 Ibidem, p. 739. 15 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1958, p. 51. 16 L’Autre, op.cit. , p. 833. 17 Ibidem, p.802. 18 Catherine Chalier, De l’Intranquillité de l’Ame, Paris, Payot, 1990. 19 L’Autre, op.cit., p.728 20 Ibidem, p. 802. 21 Ibidem, p. 807. 22 Ibidem, p.805. 23 Ibidem, p. 814. 24 Ibidem, p. 751. 25 Ibidem, pp. 805-806. 26 Ibidem, p. 799. 27 Ibidem, p. 718. 28 Ibidem, 799. 29 Ibidem, pp. 813-814. 30 Ibidem, p.820. 31 Ibidem, p.805. 32 Ibidem, p. 805. 33 Ibidem, p. 804. 34 Ibidem, p. 885. 35 Ibidem, p. 897. 36 Idem. 37 Ibidem, p. 801. 38 Ibidem, p. 802. 39 Ibidem, p. 797. 40 Ibidem, p.816. 41 Ibidem, p. 854. 42 Ibidem, p. 732. 43 Ibidem, p. 730. 44 Ibidem, p. 829. 45 Ibidem, p. 755. 46 Ibidem, p.763. 47 Ibidem, p. 792. 48 Ibidem, p. 856. 49 Ibidem, p. 801. 50 Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Paris, Blond et Gay, 1920, tome V : «  La conquête mystique », chapitre VI : « Le Père Surin et la moralisme mystique ». 51 L’Autre, op, cit., p. 878. 52 Ibidem, p. 792. 53 Ibidem, p. 856. 54 Ibidem, p. 952. 55 Ibidem, p. 935. 56 Ibidem, p. 813. 57 Ibidem, p. 761. 58 Ibidem, p. 762. 59 Ibidem, p. 950. 60 Ibidem, p. 977. 61 Ibidem, p. 906. 62 Ibidem, p. 978. 63Simone Veil, l’Attente de Dieu, Paris, Edition La Colombe, 1950. 64 L’Autre, op.cit., p. 910. 65 Ibidem, p. 884.